La crise de la jeunesse et la violence, révélateurs de nos maladies sociales
Qui sont les violents ?
Pour les uns, la véritable violence, c’est celle du grand capital, de la conspiration des multinationales à l’origine des inégalités, du chômage en masse et de la précarisation de pans entiers de la population française. Pour les autres, la violence est celle des délinquants des banlieues – certains vont mêmes jusqu’à parler de « bandes ethniques » – terrorisant une population qui aspire au calme et à la sécurité.
La violence est considérée comme un mal extérieur contre lequel il faut lutter.
Peu ou prou, chacun s’aligne, en fonction de ses a priori idéologiques, sur l’une ou l’autre de ces propositions. Et de plus en plus d’ailleurs, pour certains, en combinant l’une et l’autre, ce qui renforce le sentiment d’impuissance. Comment, en effet, pourrions-nous lutter contre une violence qui paraît résulter d’un ensemble de phénomènes sur lesquels nous n’avons plus de prise ? Comment des enseignants, des travailleurs sociaux, pourraient-ils agir efficacement face aux conséquences de la crise urbaine, sociale et familiale ? La tentation est grande alors de chercher à se protéger par tous les moyens des fauteurs de trouble et de se replier sur son groupe d’appartenance, sa famille de pensée, son clan.
Ma pratique professionnelle, qui consiste depuis des années à donner la parole et à écouter les habitants des quartiers populaires – notamment les jeunes –, mais aussi les policiers, les enseignants, les travailleurs sociaux, les élus, et à les faire travailler ensemble sur ce type de problème, m’a appris deux choses essentielles :
La première, c’est que les deux propositions citées plus haut contiennent chacune une part de vérité, même si ces vérités sont contradictoires. Il faut donc traiter ensemble, de façon systémique, radicale et transdisciplinaire, ces deux formes de violence.
La seconde, c’est que l’on ne peut agir que si l’on considère que la violence touche, d’une manière ou d’une autre, tous les membres de la société, même si elle se manifeste de façon plus visible chez des jeunes issus de l’immigration maghrébine et africaine dans les quartiers populaires. Les délits et incivilités commis par une minorité de ces jeunes risquent, à la longue, d’en faire les boucs émissaires de tous nos dysfonctionnements sociaux. En thérapie sociale, on appelle « malade désigné » le porteur du symptôme qui mine l’ensemble de la famille. Qu’est-ce qui fait que ces jeunes portent dans notre société les symptômes de nos maladies sociales ?
La première des maladies sociales, c’est la dépression :
L’ennui, l’absence d’intérêt pour la vie, le manque de projets et d’horizon, une mauvaise image de soi, qui le plus souvent ne peut être corrigée qu’à coups de narcotiques, de tranquillisants, d’excitants qui endorment la souffrance ou donnent l’illusion d’une puissance défaillante. Cette dépression touche beaucoup de jeunes et d’adultes dans des milieux où l’échec scolaire et professionnel et l’absence de perspectives renforcent un sentiment d’inutilité sociale et le dégoût de soi-même.
La deuxième maladie sociale, c’est la délinquance,
qui est devenue dans beaucoup d’endroits un mode de vie habituel pour une partie de la jeunesse. C’est en volant, en agressant les plus faibles – femmes, personnes âgées, enfants – qu’on peut se payer les produits de luxe d’une société de consommation. Les agressions sont souvent brutales, sans pitié. Cette délinquance touche ceux qui n’ont pas grand-chose. Même si les formes de la délinquance sont plus visibles en banlieue qu’ailleurs, même si la délinquance des mineurs récidivistes fait beaucoup parler d’elle, c’est une maladie sociale répandue à tous les niveaux de la société. Se battre pour conquérir sa place et la conserver entraîne des formes d’égoïsme qui ignorent les valeurs de fraternité et de solidarité. Dans une société vouée à la compétition, chacun essaie à sa manière de tirer son épingle du jeu, et tant pis si l’épingle en question peut faire mal au voisin.
Enfin, la troisième maladie sociale, la victimisation.
Paranoïas collectives, théorie du complot, sentiments diffus que nous sommes tous victimes des autres et surtout des manigances des puissants, en banlieue, la paranoïa est générale. Surtout chez les plus jeunes, convaincus que tout a été fait pour les maintenir dans un sort peu enviable. « On nous a parqués dans ces quartiers pourris », disent-ils sans cesse. La victimisation va s’exprimer pour ces jeunes sous plusieurs formes : haine des institutions qui représentent la société, méfiance et ressentiment envers le monde extérieur, peur du racisme, besoin de reconnaissance et de revanche. Les ségrégations et discriminations sont souvent réelles, mais elles vont provoquer chez certains des sentiments de persécution, un mécanisme de défense préventive à l’égard de l’hostilité, qui ne va pas contribuer à apaiser les tensions, bien au contraire…
De ces constats découlent trois types d’intervention.
La première consisterait à prendre le problème des violences urbaines à bras le corps sans se cacher derrière des explications sociologisantes
Le processus de réconciliation
ne doit pas être entendu comme un acte de médiation entre des parties opposées. Dans mon travail, en tout cas, il ne s’agit pas de cela. Un processus de réconciliation implique en effet l’exploration des conflits. Ces derniers permettant d’apaiser les violences tout en faisant circuler l’information nécessaire à la résolution des problèmes. On ne se réconcilie pas simplement en décrétant la nécessité d’une bonne entente. Les jeunes de ces quartiers doivent trouver un intérêt à entrer dans un travail de coopération avec les institutions ou simplement les adultes auprès desquels ils vivent. Il en est de même pour les policiers ou les enseignants ; « Acheter la paix sociale », comme on l’entend parfois en traduction négative des initiatives de l’État ou des municipalités qui cherchent à « canaliser » les conflits, n’apaise pas les violences, bien au contraire. De nombreux professionnels des quartiers, policiers compris, le déplorent. Ils ont tous besoin d’apporter leur partie de leur réalité pour exposer la vérité des conflits. Très concrètement, dans les groupes d’intervention que je conduis, deux étapes essentielles et obligatoires sont provoquées et amorcent le processus de réconciliation : la libération de la parole et l’harmonisation des motivations.
Je mets en place un cadre facilitant l’expression libre des participants, expression négative comprise.
Leur motivation à entrer dans ce processus n’est jamais évidente d’emblée, d’autant plus que je sollicite plus volontiers des participants « non volontaires », plutôt hostiles ou indifférents à la coopération au départ. Quand les personnes ont la possibilité de s’exprimer sur ce qu’elles ne veulent pas, quand elles peuvent aussi dire ce qu’elles veulent sans crainte d’être jugées, ni par moi ni par le reste du groupe, un soulagement s’opère par l’écoute. Les participants se sentent pris en compte, considérés tels qu’ils sont. L’expression de leurs craintes et de leurs peurs, par rapport à ce qu’ils vivent mais aussi par rapport à ce travail, permet ensuite de mettre sur la table l’ensemble des besoins de chacun. J’ai à charge d’harmoniser ces motivations avec celles des commanditaires, en prenant en compte les contraintes de la réalité (limites institutionnelles ou moyens envisageables, par exemple). Une première réconciliation naît de ce travail : les participants se sentent entendus, parfois pour la première fois, par des personnes qu’ils imaginent souvent hostiles, voire ennemies (un groupe réunissant des policiers et des jeunes hostiles à la police, par exemple). Ils font l’expérience, rare dans des endroits où les tensions empêchent le moindre échange, d’une rencontre véritable. L’autre apparaît moins comme un ennemi ou quelqu’un qui peut faire peur, ou peut faire du mal, que comme un partenaire de travail et de réflexion. L’image fantasmatique de l’autre devient plus floue et laisse place à une vision plus juste des uns et des autres. Certains malentendus sont également mis au jour et décelés entre les uns et les autres. En même temps qu’ils commencent à se percevoir comme partenaires de travail, ils commencent à s’envisager aussi comme frères d’humanité, comme des personnes, et non plus comme des « policiers », des « jeunes », des « profs », etc. Je préciserai ici que ce type de « rencontre » nécessite une méthodologie spécifique, permettant un processus qui a des vertus thérapeutiques. Cette réconciliation ne s’opère pas en faisant simplement se rencontrer des personnes opposées. L’échec des réunions ou concertations habituelles le montre bien.
Agir sur les représentations qui engendrent la violence
Le deuxième type d’intervention consisterait à agir sur les représentations qui engendrent la violence. Il est important de ne pas conforter les parties en présence dans les quartiers populaires dans une logique manichéenne. Encenser les violents ou justifier leurs actes revient à provoquer des incendies qui en réaction génèrent de la peur, de l’incompréhension et de la haine. Il faut plutôt faire connaître les logiques réciproques et contradictoires, écouter les émotions –y compris et surtout quand elles sont ressenties par des personnes qui ne partagent pas nos normes et nos valeurs. Et surtout dépasser les jugements péremptoires, définitifs et généralisants pour entendre la complexité des interactions humaines et la soif de reconnaissance de chacun. Il paraît impossible de vivre ensemble sans agir sur ces points précis.
Agir sur les représentations se fait par cette prise de parole plus libre et libérée des premières peurs, souvent irrationnelles. Dans ces échanges encadrés, les préjugés et les malentendus sont avoués, discutés. Mais aussi chacun va se montrer tel qu’il est vraiment et non plus tel qu’il se montre habituellement. Au départ d’un groupe en effet, les peurs et les habitudes sociales enferment les personnes dans un rôle ; elles portent un masque et ne livrent pas ou peu de leur réalité. Elles confortent ainsi l’image, la vision fantasmée que les autres ont d’eux. Ainsi un policier se montrera plutôt ferme et froid à l’égard de la population, tandis que les jeunes seront hostiles, rebelles, insolents. Quand la phase d’écoute est réussie et que les premiers masques tombent, les participants sont souvent sidérés de voir « les autres » sous un nouveau jour. Tel policier, par exemple, évoquera sa souffrance au sein de son institution et apparaîtra comme un être sensible, en difficulté, démuni. Tel jeune expliquera que la peur le pousse à la violence, mais qu’il aspire surtout à réussir sa vie et se présentera ainsi comme une personne capable de dialogue, triste ou en demande d’aide. Les uns et les autres vont reconnaître petit à petit leurs torts, et donc leur responsabilité, tout en restant fermes sur les désaccords qui les opposent (les policiers ne vont pas excuser la délinquance, ils vont revendiquer leur mission de répression. Les jeunes ne vont pas excuser les comportements parfois injustes ou discriminants des institutions.) Il ne s’agit donc pas de créer une entente cordiale, mais bien de retrouver une vision plus juste de la réalité. Nécessairement dans ce processus, les préjugés et les représentations s’écroulent entre les participants. L’expérience qu’ils font à ce moment-là est un acquis fondamental pour leurs relations à l’extérieur avec des personnes qu’ils considéraient jusque-là comme étrangères, nuisibles ou méprisables.
Permettre de provoquer des transformations en profondeur : le changement des institutions
Enfin, un troisième type d’intervention qui conditionne les précédents, c’est de permettre de provoquer des transformations en profondeur : le changement des institutions. La violence sous toutes ses formes est aujourd’hui l’expression d’une crise du vivre ensemble. Or les institutions ont des fonctionnements largement inadaptés à l’évolution de la société et sont donc devenues elles-mêmes pathogènes, provoquant des sentiments d’insécurité, de dévaluation, d’impuissance et de solitude.
Il ne servirait à rien d’aider simplement des individus à prendre conscience de leur responsabilité et de permettre une coopération au sein d’un petit groupe de personnes qui aura une durée de rencontres limitée. Cela est positif mais, à long terme, quelque peu stérile. Il faut opérer, en même temps qu’un travail de réparation et de guérison sociale des individus, une transformation des institutions. Ces groupes se donnent pour objectif d’apporter des améliorations et des changements justement dans les fonctionnements sociaux et institutionnels. Mais si en face les institutions ne changent pas en profondeur, en s’adaptant aux nouveaux défis et aux nouvelles donnes contemporaines, elles vont décourager toute la militance de ces personnes. Elles vont surtout aggraver encore les maladies sociales évoquées plus haut. La solution tient pourtant aux individus eux-mêmes. Car ce sont eux qui font vivre ces institutions, les font fonctionner. Il faudrait donc arriver à une prise de conscience généralisée, à un travail coopératif entre toutes les parties concernées par les enjeux sociaux afin qu’en nombre, les individus apportent le savoir-faire adapté à la vie sociale d’aujourd’hui. Les individus transforment des institutions qui elles-mêmes, mieux adaptées, vont « guérir » les individus plutôt qu’aggraver des situations complexes devenue très problématiques. Ainsi devrait-il en être de l’école, de la police, de la justice et du travail social, par exemple. Pour le moment, ces institutions croient faire au mieux, mais demeurent inadaptées et causent de nombreux dégâts tout en ne pouvant plus parfois assurer leurs missions initiales. L’école, par exemple, n’apporte pas à cette jeunesse confiance en elle et en l’avenir. La police n’apporte pas la sécurité et suscite trop de haine et de soupçons à son égard. La justice apparaît souvent injuste et n’apporte pas les réponses permettant une baisse nécessaire de la délinquance chez les très jeunes. Le travail social, perdu entre assistanat et manque de moyens, n’apporte pas non plus les réponses adaptées à un public en grande difficulté matérielle et psychologique.
Toutes ces transformations ne pourront se faire si nous ne mettons pas en place une éducation à la coopération, qui nous apprendrait à accepter les conflits et les remises en cause, à écouter ceux qui ne pensent pas comme nous et à nous laisser transformer par eux. Cet apprentissage nous concerne tous, quelle que soit notre position sociale, et nous aiderait à nous délivrer en partie des conditionnements et autres propagandes qui entraînent mépris, peur et égoïsme, générateurs de violence.
La violence est un puissant révélateur de nos dysfonctionnements sociaux et institutionnels, et témoigne d’un affaiblissement de la vie démocratique. Si son niveau augmente, elle risque de faire vaciller la démocratie et ses principes de liberté et de solidarité. Elle représente aussi une opportunité à saisir si nous savons écouter ce qu’elle nous dit sur nos besoins insatisfaits et sur notre difficulté à prendre responsabilité.
Charles ROJZMAN