Interview de Chloé di Cintio
Comment avez-vous découvert les cercles de paroles ?
J'avais - entre 1997 et 2000 - participé à des prises de décision au consensus, où l'avis de chacun était pris en compte (y compris dans des groupes de 300 personnes). Il m’a semblé flagrant que l'écoute et la prise en compte des limites et des capacités de chacun pouvaient profiter à tout le collectif.
La dimension de développement personnel des cercles m'est apparue en 2001, lors d’un camp de vacances alternatif sur le plateau du Larzac. Les cercles n'avaient pas directement pour but de prendre des décisions. Il s’agissait pour chaque participant d'exprimer son vécu, - ses expériences « bien vécues » et « mal vécues » - et de travailler sur les mauvaises expériences pour les faire évoluer.
La première clef de l'évolution est la connaissance et l'acceptation de soi, sans jugement - car la culpabilité paralyse. Alors on peut travailler sur soi pour changer le monde, et grandir avec les autres.
Quel souvenir avez-vous de votre premier cercle, en tant que participante, puis en tant qu'animatrice ?
Ce sentiment d'être accepté tel que l'on est dans un groupe est une expérience forte et puissante : enfin un endroit où personne ne nous demande de tenir un rôle ! Être reconnu tel que l'on est, dans toutes les dimensions de son être, permet de retrouver confiance et élan. Il ne s'agit pas de coller à un modèle préexistant, mais de se poser les questions suivantes : « Qu'est-ce qui me gêne ? » et « Que puis-je faire pour bien (ou mieux) vivre ? » Une fois l'acceptation de soi acquise (au moins partiellement), les cercles nous ouvrent à l'avenir : « Qu’est-ce que je veux changer ? », « Comment puis-je améliorer mes comportements ? », etc. Après les constats, des solutions s'ouvrent : elles sont parfois inattendues, inspirées de l'écoute des autres, ce qui élargit nos perspectives. Lorsque nous sommes dans une situation problématique, nos idées ont tendance à tourner en rond : nous brassons les mêmes éléments et les trouvons souvent insatisfaisants. L'écoute des stratégies des autres peut nous apporter un nouvel éclairage sur nos blocages et la manière de les lever.
En tant qu'animatrice, les cercles de parole sont une manière de faire connaissance avec les participants sur un plan émotionnel plutôt que social, et d'échanger sur des thèmes tel que « Ce que j'aime dans la vie », « L'objet (ou la valeur) auquel je tiens le plus », etc. Encore une fois, nous ne sommes plus dans l'identification à un rôle social. Chacun s’exprime s’il le veut, comme il veut. Et c'est un cadeau énorme - et ô combien nourrissant - que d'entendre des personnes s'ouvrir et parfois aller jusqu'à dire : « Je ne m'étais jamais livré ainsi ». Il ne s'agit pas de forcer à la confidence, mais d'ouvrir un espace de liberté d'expression dans lequel chacun peut s'investir au niveau qu'il souhaite - s’il le souhaite !
Qu'est-ce que cette pratique vous a apporté, au plan personnel, et en tant que pédagogue ?
En tant que personne et que pédagogue, je me suis simplement ouverte à ce que j’appellerais les différentes dimensions de l'être : savoir écouter (soi-même et les autres) au niveau physique, émotionnel, mental, voire spirituel.
En tant qu'adultes conditionnés et formatés, nous avons tendance à rationnaliser sur tout, à croire que notre mental peut tout gérer, tout contrôler, tout résoudre. Or c’est faux. Les cercles de parole (entre autres pratiques) permettent de déceler des clefs d'évolution à d'autres niveaux : si je suis oppressé par exemple, je peux mentalement vouloir éloigner l'élément qui m'oppresse, émotionnellement je peux voir que l'oppression me renvoie à un besoin de prendre soin de moi, d'avoir un espace ou un temps personnel, etc., et physiquement, je peux m'apercevoir que cette oppression, je la porte dans mes épaules, ma cage thoracique, etc., et doucement souhaiter m'ouvrir, me redresser, mieux respirer, etc.
Les enfants sont bien moins mentaux que les adultes. L'approche physique et émotionnelle leur convient souvent bien mieux que le fameux « Tu devrais faire ceci ou cela », qui tourne souvent à la leçon de morale.
Ici il s'agit plutôt d'accompagner - enfants et adultes - à trouver leurs ressources en eux-mêmes, à développer leur attention à eux-mêmes, et à ouvrir leur imagination pour développer des comportements innovants. Chaque personne est responsable de ce qu'elle vit ; c’est à elle de prendre soin d'elle. Chaque personne sait (même confusément ou inconsciemment) ce qui est bon pour elle et quel est son chemin de vie. Aider quelqu’un à reconnecter ces dimensions entre elles suppose donc de s'abstenir de lui indiquer la voie qui nous semble bonne pour lui (sous le prétexte banal de vouloir l’aider) ; c’est à elle de choisir.
Pourriez-vous illustrer la façon dont les cercles aident les enfants, dès 4 ou 5 ans, à prendre confiance en eux et à s'affirmer ?
Le premier apprentissage est le fait de différencier ce qui vient de nous et ce qui vient des autres.
Lorsqu'un enfant peut dire dans un cercle que, ce matin, il est triste (de quitter ses parents, par exemple), il met de facto son émotion à distance. Exprimer permet de distancier, et, petit à petit, de connecter les émotions aux besoins (« J'aurai besoin de ne pas rester seul »). Connecter ses besoins pour poser des demandes : « J'aimerais que Louise et Yves jouent avec moi » ou « J'aimerais que l'on fasse un grand jeu tous ensemble ».
L'émotion, une fois qu’elle a été exprimée, n'est plus un frein mais un moteur, qui permet de développer des relations mieux appropriées, mieux adaptées, plus équilibrées : trouver du soutien lorsqu'on en a besoin, et approcher aussi le fait que nous pouvons prendre soin de nos besoins par nous-même.
Les enfants, qui sont très souvent dans la dimension émotionnelle, peuvent alors se faire comprendre : le fait de passer des cris à l'expression de la colère et de sa cause, est un apprentissage très utile dès 4 ans, et que les enfants, de plus, sont souvent ravis de faire.
Harold Bessel insiste sur l'importance de placer les enfants à égalité avec les adultes. Comment les enfants vivent-ils ce rapport ? Comment accueillent-ils cette responsabilisation ?
Nous revenons ici au fait que chacun sait ce qui est bon pour lui. Les enfants découvrent que les adultes ont, eux aussi, des émotions, des besoins, des stratégies opérantes ou inopérantes, et cela leur donne confiance en eux. Ils ne sont plus considérés comme des êtres « sous-développés », mais comme des êtres inachevés, au même titre que tout un chacun. Leur développement n'est pas terminé, mais ils disposent en eux de toutes les ressources pour y parvenir, et ce sont ces ressources que les cercles de parole mettent en évidence. La responsabilisation découle simplement du fait d'être reconnu, écouté avec attention. Elle s'accroît ensuite avec la connaissance de soi. Le fait de savoir ce que je suis capable et incapable de faire, aide à m'engager dans une tâche en toute clarté : je ne sais pas faire la vaisselle, aussi aujourd'hui j'aimerais essayer de la faire, ou bien, moi, je sais bien faire la vaisselle et je veux bien la faire aujourd'hui car je pourrai aider les autres.
Pensez-vous que l'extension de cette pratique permettrait de résoudre, d'apaiser ou de prévenir les tensions qui affectent les jeunes gens d'aujourd'hui ?
Je n'ai pas de réponse toute faite à ce sujet. Je ne sais où mèneraient ces techniques, puisque par principe, elles sont non directives et n'indiquent aucune voie préétablie. Cependant, je remarque que le dialogue ancré dans la réalité vécue des personnes est rassembleur. J'oppose le dialogue à la discussion, qui est purement mentale : la discussion tourne souvent au combat d'arguments, au duel rhétorique, avec la volonté d'avoir raison contre les autres. Dans le dialogue il y a écoute, respect mutuel, compassion, ouverture du cœur et acceptation de chacun là où il en est sur son cheminement intérieur. Si les jeunes souffrent d'isolement et de manque de soutien, alors oui, cette pratique peut apaiser cette sensation d'être isolé, impuissant et/ou stigmatisé.
Comment évoluent les enfants après une pratique régulière en cercles de paroles ? Cela influe-t-il, avec l'âge, sur leur équilibre, leur autonomie, leur aisance ? Deviennent-ils de meilleurs citoyens ?
Les enfants sont capables d'exprimer ce qu'ils ressentent sans projeter leur état intérieur sur l'extérieur : ils ne cherchent pas de boucs émissaires ou de responsables de leur malheur. De plus ils sont respectueux de ce que vivent les autres.
Les cercles de paroles nous viennent des Amérindiens, chez qui la séparation entre le profane et le sacré n'existe pas. Chez nous, les cercles apprennent à écouter, à respecter, à ne pas juger ni condamner, à gérer ses émotions... De cette manière, les cercles de paroles aident-ils à la découverte et à la recherche intérieures ? Sont-ils, de la sorte, une porte vers la spiritualité ?
Je conçois la spiritualité comme englobant les différentes dimensions de l'être. Lorsque notre dimension physique est en phase avec nos émotions, elles-mêmes en phase avec notre mental, alors nous devenons des êtres spirituels. Et la pratique des cercles de parole, si elle englobe ces trois niveaux, ouvre au quatrième. La spiritualité n'est pas pour moi une transcendance, elle est immanente. S'ouvrir au plan spirituel nécessite d'avoir un bon ancrage — sans quoi nous nous égarons, nous devenons « perchés », « illuminés ». La spiritualité vaut d'être vécue dans le monde et ce n'est qu'en étant pleinement incarné que l'on y accède de manière harmonieuse et constructive. Les personnes qui recherchent l'Éveil à tout prix ont tendance à fuir la réalité matérielle, et si l'Éveil arrive, cela peut-être sous la forme d'un choc violent et difficile à intégrer dans le quotidien. Le chemin que j'emprunte est moins celui d'une élévation que d'une traversée : notre corps est un maître, la douleur et la joie sont des maîtres, et c'est avec eux que nous nous élevons. L'harmonie est une manière consciente et fluide de vivre nos difficultés, nos conflits, nos peines — elle n'est pas l'absence de difficultés, de conflits et de peines.
Pour les Amérindiens, les cercles ont une dimension éminemment religieuse : c'est un rituel social, civique, analogue à ceux que pratiquaient les Grecs et les Romains. Pensez-vous que cette pratique puisse aider les Occidentaux à renouer avec la dimension sacrale de la vie sociale ?
Mieux je me connais, mieux je peux comprendre les autres dans leur globalité. À mesure que chacun avance dans la connaissance de soi, les relations deviennent plus authentiques, spontanées, riches, nourrissantes. Nous nous éloignons des rôles, des conventions, de ces carcans personnels et sociaux qui nous enferment. Nous entrons dans la pulsation de la vie, dans un mouvement que rien ne fige, hormis peut-être la mort. La dimension sacrée de la relation correspond pour moi à la profondeur, à souplesse et à la fluidité de nos échanges. Tout ce qui fige l'énergie (vitale, émotionnelle, relationnelle, mentale, etc.) nous éloigne du dynamisme de la vie. Et c'est ce mouvement, cette dynamique qui pour moi est sacré. Et cela n'empêche en rien la responsabilité, l'engagement, le civisme, etc., bien au contraire : c’est à partir de là qu’ils prennent toute leur ampleur.
Chloé di Cintio
propos recueillis par Alexandre Rougé